Le dieu déjà avait parcouru les douze signes et un an avait passé ;
que pouvait faire PhilomĂšle ? Des gardes empĂȘchent sa fuite,
les murs de l’Ă©table se dressent, construits de blocs de pierre,
sa bouche muette ne peut signaler ce qui s’est passĂ©.
Mais la douleur est trĂšs ingĂ©nieuse, et l’habiletĂ© naĂźt du malheur.
Il y a des textes qui sâimposent, certains qui chatoient, d’autres qui brassent de lâair, qui volent dans les plumes pour quâon les regarde. Il existe des textes qui se font remarquer par leur Ă©clat, et dâautres qui avancent en silence, comme sâils craignaient d’enclencher un effet papillon. Rossignol dâAudrey Pleynet appartient Ă la seconde catĂ©gorie : câest dans ce murmure que se loge sa puissance.
Ici, le personnage principal nâest pas lâoiseau, mais lâabsence mĂȘme de son chant.
Pourtant il nâest pas dessĂ©chĂ©, vain ou inutile ; il porte avec lui une longue tradition littĂ©raire. Depuis lâAntiquitĂ©, le rossignol oscille entre deux modĂšles : lâhĂ©ritage ovidien, oĂč il devient le chant de la vengeance, celui de PhilomĂšle, qui transforme son mutisme forcĂ© en puissance crĂ©atrice (la scĂšne avec Victor en est l’incarnation la plus Ă©vidente), et lâhĂ©ritage virgilien, oĂč lâoiseau se fait plainte, ressassement dâune douleur qui ne trouve pas de rĂ©solution.
Ainsi, son chant peut signifier la joie amĂšre de la revanche ou la persistance dâun souvenir blessĂ©. Les littĂ©ratures pastorales, puis romantiques, nâont cessĂ© de jouer de cette ambiguĂŻtĂ©, nourrissant toute une palette de rossignols tour Ă tour lumineux, mĂ©lancoliques ou farouchement obstinĂ©s. Notre Ă©poque contemporaine, s’est saisit de cette symbolique de discrĂ©tion et d’efficacitĂ© que l’on croise mĂȘme dans les jeux vidĂ©os (notamment dans Skyrim).
âïž Lâart de faire chanter ce qui se tait
AccompagnĂ©e des murmures de notre narratrice, j’ai Ă©coutĂ© et entendu essentiellement PhilomĂšle: figure de lâartiste rĂ©duit au silence mais capable de communiquer autrement, Ă travers la tapisserie quâelle tisse. Une voix du silence, un langage sans parole, une crĂ©ation qui survit Ă lâabsence de son.
Câest dans cette lignĂ©e subtile quâAudrey Pleynet inscrit Rossignol.
Non pas en citant ouvertement le mythe, mais en travaillant une tension similaire : un chant qui nâadvient pas, et qui pourtant rĂ©sonne. Un rĂ©cit oĂč lâabsence devient message, et oĂč la voix surgit justement lĂ oĂč on ne lâentend pas.
La prose dâAudrey Pleynet est une Ă©criture qui chante tout en retenue. Chaque mot semble y ĂȘtre dĂ©posĂ© avec la dĂ©licatesse dâune main qui craint de dĂ©ranger lâĂ©quilibre fragile dâun orchestre philharmonique. Pas dâenvolĂ©es, pas dâemphase : des notes tenues, vibrantes dans leur dĂ©pouillement.
Comme la toile de PhilomĂšle : peu de fils, mais un motif puissant.
đïž Le rossignol qui manque : un vide vibrant
Cette sobriĂ©tĂ© nâannule pas lâĂ©motion, elle la concentre.
On se faufile Ă pas feutrĂ©s dans la lecture, sur le qui-vive, car quelque chose palpite dans le silence : une douleur, un souvenir, une vengeance ou cette tension particuliĂšre qui prĂ©cĂšde lâĂ©closion dâune voix, l’arrivĂ©e d ‘un message plus espĂ©rĂ©….
Ce qui frappe, câest que le rossignol ne chante pas. Il ne se montre pas. Il manque et cette absence devient le cĆur vibrant du texte. Comme dans le mythe de PhilomĂšle, le silence nâest pas une disparition : câest une forme de langage. Chez Audrey Pleynet, lâoiseau absent tient lieu de phrase suspendue, dâĂ©motion contenue, d’une attente qui s’espĂšre, qui s’enfuit.
Plus le lecteur guette, plus le silence devient palpable.
Câest lĂ que la tradition ovidienne s’envole : ce que la narratrice ne peut dire se tisse ailleurs, dans un autre registre, dans la douceur blessĂ©e, dans une violence contenue.
đ§ Le lecteur comme chambre dâĂ©cho
Ce silence, loin dâĂȘtre vide, ouvre au lecteur un espace oĂč dĂ©poser ses propres mĂ©lopĂ©es. Parfois il s’agira d’une plainte, parfois d’un souvenir, parfois mĂȘme d’un (futile) Ă©lan de rĂ©sistance, c’est selon ce que chacun porte en soi.
Car le rĂ©cit d’Audrey Pleynet ne guide pas, il nâimpose rien : il s’accueille avec les chants qui nous occupent. Il recueille. Et câest peut-ĂȘtre ce qui Ă©meut tant (ou pas car il est possible de rester hermĂ©tique Ă ce chant) : la sensation dâĂȘtre pris dans un murmure qui nous reconnaĂźt, oĂč l’on se reconnaĂźt. Cette appropriation de la douleur, de la douceur et de l’espĂ©rance est la marque des belles plumes, de celles qui ne jugent.
Comme PhilomĂšle trouvant un langage au-delĂ de la parole, Rossignol nous invite Ă entendre ce que nous ne savions pas Ă©couter en nous-mĂȘmes.
Le chant discret qui persiste
Rossignol est un texte qui ne cherche pas Ă convaincre, il touche.
Le rĂ©cit s’impose longtemps aprĂšs lâavoir lu, comme un bruissement d’ailes qui reste dans lâair, juste Ă peine perceptible, lĂ©ger et rĂ©confortant.
La rĂ©ussite dâAudrey Pleynet tient prĂ©cisĂ©ment dans cette retenue : faire de lâabsence une prĂ©sence, du silence une voix, et dâun texte trĂšs court une Ă©motion ample.
Ă la maniĂšre de PhilomĂšle, elle montre quâil existe mille façons de dire lorsque les mots manquent.
Le rossignol de Pleynet ne chante pas, mais son silence, lui, raconte tout. Et chacun aura sa propre sensibilité à ce chant.
Autres critiques :
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Tu en parles avec une Ă©loquente poĂ©sie qui donne envie d’entrer entre les pages de ce livre et de se laisser cueillir.
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Oh! chouette. Je me trouvais un peu trop cryptique.
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Quelle superbe chronique toute en poésie et subtilité !
Tu retranscris Ă merveille l’ambiance et le rythme si singulier de cette lecture. J’espĂšre que ça donnera encore plus envie Ă d’autres de le dĂ©couvrir. J’ai dĂ©jĂ Ă©tĂ© conquise â€
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Oh! merci!
J’ai Ă©tĂ© conquise aussi.
Je susi contente de ton retour, car mon parti-pris est un poil risqué.
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[…] de neuf sur ma pile, Nevertwhere, Yossarian, Les Lectures de Xapur, Les Chroniques du Chroniqueur, Albedo, Les Blablas de […]
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Une trĂšs belle chronique !
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Un grand merci. Je n’Ă©tais pas du tout certaine, car j’ai fait un choix un peu dĂ©concertant peut-ĂȘtre, mais il y a tant de chroniques dessus que je ne voulais pas du bis repetita…
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C’Ă©tait risquĂ© mais ça a payĂ© đ
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J’en suis ravie! Merci beaucoup de ton retour.
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Je suis loin d’avoir lu toutes les nouvelles d’Audrey Pleynet mais ce texte est une rĂ©fĂ©rence sur le fond comme sur la forme et reste celui que j’ai prĂ©fĂ©rĂ© sur le plan des idĂ©es. (Et pourtant, elle en a Ă revendre !)
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Sur la forme, sans avoir tout lu, il est celui qui est le plus « ambitieux » (de ce que j’ai lu), sur le fond, j’ai beaucoup apprĂ©ciĂ© l’absence de ton moralisateur qui donne un vrai sentiment de libertĂ© et d’exploration Ă la lecture. Duc oup, il fait mouche, pour moi.
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[…] Si vous souhaitez avoir un deuxiĂšme avis sur ce court roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Gromovar, celle de FeydRautha, de Xeno Swarm, de CĂ©linedanaĂ«, de Charybde 27, du Maki, de Yuyine, d’Alias, de C’est pour ma culture, de Baroona, de Symphonie, de Xapur, de Lutin, […]
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